Relire : querelle et clarté

On ne se relit jamais assez. Je me souviens de l’époque où j’ai commencé à privilégier le matin pour écrire. Au début des années 2000. Je travaillais dans la Sarthe, où j’étais complètement seul. Étrange période. Bref, je croyais en la régularité et j’avais un roman dans la tête. J’ai donc commencé à me lever chaque jour une heure plus tôt que nécessaire pour avoir avancé dans l’écriture avant d’aller travailler. Café, cigarettes. Coffee and Cigarettes. Pour accompagner la première tâche du jour, relire les pages de la veille. Replonger dans le texte depuis les brumes de cet état intermédiaire entre le sommeil et la veille. Y attraper le fil, continuer à le dérouler. Se réveiller et commencer la journée comme ça, dans le texte.

Aujourd’hui, le rituel matinal subsiste, mais sous une forme différente et dans des conditions qui n’ont plus rien à voir. Je n’écris plus, je traduis. Et je relis rarement ce que j’ai fait la veille. J’ai d’abord pensé que c’était une question de temps. Mais je crois que cela a plutôt à voir avec la nature du travail. Traduisant, je n’ai pas besoin de me replonger dans ce que j’ai fait la veille, j’ai besoin de m’immerger dans le texte à traduire, dans la langue, dans la source. Je n’ai pas besoin de faire attention à la continuité, elle existe déjà, le livre est écrit. Plus que de continuité, c’est de cohérence qu’il s’agit, et l’œil y veillera à la relecture, une fois que le premier jet aura pris fin. Avancer sans regarder derrière soi est dans la nature du premier jet. Ce qui différencie radicalement un premier jet de traduction d’un premier jet d’écriture. Mais il est possible que je me fourvoie complètement, peut-être toute traduction gagne-t-elle à être relue régulièrement pendant qu’elle s’écrit. Question de méthode, de choix.

À Genève, le samedi 3 décembre 2022, Katharina Loix Van Hooff[1] a fait part des difficultés auxquelles elle a à faire face en tant qu’éditrice lorsqu’elle reçoit une « traduction non aboutie ». L’assistance était jeune, et le concept de non-aboutissement a fait l’objet de questions. Une jeune fille a dit qu’elle attendait de l’éditrice·teur qu’elle·il l’aide à faire aboutir sa traduction, et Katharina s’est efforcée de lui faire comprendre ce que c’était que cet aboutissement attendu, et en quoi il ne relevait que de la responsabilité du traducteur·trice.

Un texte, qu’il s’agisse d’écriture ou de traduction, n’est jamais abouti. On peut le relire tant qu’on veut, il y a toujours quelque chose – entendre : quelques choses, voire tout – qui peut bouger. Là où la personne qui traduit est aussi une personne qui écrit, c’est qu’elle doit avoir sur le texte qu’elle produit un regard de sculpteur : le texte est malléable. Seule la cuisson marque que la sculpture a pris sa forme définitive, pour l’écriture la publication. J’ai une peur presque panique d’ouvrir un livre que j’ai publié : je sais qu’il y a de fortes chances que je tombe sur une phrase dont je ne serai pas satisfait, dont je me dirai, en la lisant, que j’aurais pu la tourner autrement, et dont l’une des formes alternatives me viendra alors à l’esprit, comme pour me narguer d’être impuissant à la changer désormais. Une traduction aboutie, c’est peut-être cela : une traduction que l’on a suffisamment relue pour avoir réduit au maximum le nombre d’alternatives susceptibles de se révéler plus pertinentes que celle que l’on a fini par choisir. Mais cela suppose de savoir se relire, de développer l’œil critique nécessaire à cette opération. Ce qui s’apprend avec la pratique. Il est toujours utile de laisser reposer une traduction une fois le premier jet achevé. Pour pouvoir l’aborder avec un œil neuf au moment de la relecture, afin que les éventuels problèmes soient plus facilement repérés. Mais les conditions ne le permettent pas toujours.

Pour ma part, j’aime naviguer entre immersion et distanciation. Entre recul et nez-dans-le-guidon. Le fait de ne pas me relire au jour le jour participe de ce parti pris. Lors de la table ronde organisée à l’Inalco entre les finalistes du prix Inalco VoVf en septembre 2022, un de mes confrères a comparé le traducteur à un schizophrène, avec tous ces personnages qui l’habitent. Ce diagnostic m’a paru étrange·r. Pour moi on s’immerge dans la voix, pas dans l’histoire. Les personnages, je les côtoie ; même ceux à qui je m’identifie le plus ne me font pas oublier que ce qui me lie à eux est une écriture.

Lorsque je traduis, je suis bien sûr en pleine immersion, c’est un phénomène inévitable, au point d’avoir parfois l’impression de me trouver au plus près de l’auteur lorsqu’il écrivait les lignes que je suis en train de traduire. Mais dès que je referme le document, je n’y suis plus, même si je continue à être aux aguets sur telle ou telle phrase dont je ne suis pas satisfait. Lorsque les conditions le permettent, j’aime compartimenter mes journées. Comme j’ai toujours plusieurs traductions en cours, les premières heures du matin sont consacrées au projet qui est alors prioritaire, le reste de la journée à tel ou tel autre. C’est une forme de respiration, les allers et retours d’un texte à l’autre permettent de les approcher chacun tout en restant attentif à leurs spécificités.

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Le livre qui sortira chez Kontr dans moins de deux mois, Les chats trépassent en ce jardin, de Bilge Karasu, me semble avoir demandé, peut-être parce que j’en sors tout juste à l’heure où je commence à écrire ces lignes, le 14 décembre 2022, des relectures plus exigeantes que d’habitude. Peut-être aussi est-ce dû à la réputation (abusive ? lecteur∙trice∙s à venir de la traduction, j’attends vos avis) de texte difficile que ce classique moderne colporte avec lui depuis des années. Peut-être n’est-ce dû qu’à cette période « post-COVID » si étrange ou à quelque·s événement·s survenu·s dans telle ou telle de mes autres vies actuelles. Peut-être est-ce l’âge, ou autre chose encore, qui sait, et est-ce que cela importe ?

Si j’en crois les « propriétés » de mon document Word, j’aurais commencé cette traduction en novembre 2020 (et j’aurais passé dessus 7996 minutes, soit 133 heures, soit un peu plus d’une demi-heure par page). J’ignore ce que ces chiffres disent, sinon qu’elle s’est étalée dans le temps. Comme beaucoup, elle a commencé au second plan, l’après-midi, à une période où mes efforts du matin étaient consacrés à un autre texte.

À la fin du livre, Bilge Karasu confie que les heures du matin sont pour lui « les heures de la querelle ». « Chaque matin, je dois m’adapter à nouveau au monde, aux hommes, à mon entourage », dit-il. Pour ma part, je suis l’une de ces personnes qu’il « envie », qui commencent à écrire « aux heures brumeuses du matin ». Mais c’est peut-être la même raison qui nous fait envisager ces heures-là de manière opposée. Une fois que je me suis adapté au monde, aux hommes, à mon entourage, comment revenir à l’écriture, à la traduction ? Lever, café, ordinateur : des actions automatiques pour lesquelles on n’a pas besoin d’être tout à fait réveillé. L’important est de se mettre au travail avant de s’être laissé polluer par tout ce qui, dans la vie quotidienne, n’est pas le texte. Et lorsque cela fonctionne, celui-ci devient l’agent même de l’éveil à la journée. Ce qui, croyez-moi, est l’une des choses les plus précieuses que puisse vous réserver une journée.

À la relecture, deux contes m’ont résisté. Ou cherché querelle. Ou se sont dérobés au principe de clarté auquel l’œil de l’éditeur est particulièrement attentif. À ces deux-là, je suis revenu plus qu’aux autres. Un ami à qui je m’en suis ouvert a semblé s’offusquer, pensant que je cherchais à rendre clair Bilge Karasu. L’objet n’est bien sûr pas de rendre clair et dégagé un texte obscur et touffu. Mais, encore une fois, de savoir que les phrases que l’on a construites sont dans un rapport d’extrême justesse avec le texte d’origine et de cohérence au sein du texte d’arrivée. Près d’un mois après que j’ai commencé à écrire le texte que vous êtes en train de lire, Les chats trépassent en ce jardin est désormais scruté par l’œil minutieux de Mathilde Helleu. Avant-dernière étape avant que le livre ne soit envoyé à l’impression, car bien sûr, je vais le relire encore une fois après les dernières corrections saisies. « Aux heures brumeuses du matin », de préférence.

 

Sylvain Cavaillès.



[1] Fondatrice des Argonautes, elle est intervenue sur le sujet « Quand les traducteur·ices portent un projet éditorial » lors du 14e symposium suisse pour traductrices et traducteurs littéraires.