« Certifié conforme », de Murat Özyasar :
le « rire noir » des Kurdes de Diyarbakir

L’écrivain, qui y est né, raconte dans ses nouvelles la grande ville du sud-est de la Turquie, meurtrie par les combats de 2015-2016 entre les rebelles kurdes et l’armée turque.

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Publié le 15 octobre 2021

« Certifié conforme. Histoires de Diyarbakir » (Asli Gibidir. Diyarbakir Hikâyeleri), de Murat Özyasar, traduit du turc par Sylvain Cavaillès, illustré par Selçuk Demirel, Kontr, 116 p., 18 €.


Diyarbakir, la métropole kurde du sud-est de la Turquie, est la ville de prédilection de Murat Özyasar, qui y est né et en connaît les moindres recoins. Le recueil de nouvelles Certifié conforme. Histoires de Diyarbakir en est en quelque sorte un instantané. Un portrait de la ville aujourd’hui, tiraillée entre révolte et soumission, incroyablement vivante.

On y croise Recep l’aveugle, qui se repère en ville aux impacts de balle dans les murs, Zibil le balafré, qui oublie ses malheurs en fumant des joints, ou encore Meryem Ana, la mère tuée dans un attentat alors qu’elle recherchait depuis des années son fils disparu. A travers ces personnages déjantés et tragiques, l’auteur turc d’origine kurde raconte les blessures, mais aussi le « rire noir » des Kurdes de Diyarbakir, en lutte depuis des lustres pour la reconnaissance de leur langue et de leur identité.

« On a été migrés »

« Ben quoi, tu crois que c’est facile de nous tuer ? », s’esclaffe Hayriye, une résidente de Sur, le quartier historique, dont un tiers a été lourdement endommagé lors des affrontements de l’hiver 2015- 2016 entre l’armée turque et de jeunes rebelles armés du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Détruites par les bombardements d’artillerie, certaines ruelles du vieux Sur ont été rasées. Les maisons de guingois remplacées par des « cottages » flambant neufs, impersonnels et froids, alignés au cordeau. Trop pauvres pour les acheter, les habitants des lieux sont partis. « On a été migrés », raconte Hayriye.

Murat Özyasar est un témoin attentif de la schizophrénie linguistique vécue par les Kurdes. C’est même celle-ci qui, paradoxalement, lui fournit la matière première de ses ouvrages. Il s’en explique à la terrasse d’un café de la rive européenne d’Istanbul, là où il réside et enseigne la littérature. Lorsqu’ils intègrent l’école primaire à 7 ans, les enfants kurdes ne parlent pas le turc ; or, tous les cours sont dispensés dans cette langue. La langue kurde n’étant pas enseignée, les enfants la parlent exclusivement en famille. « Se perfectionner leur demandera un grand effort personnel », note l’écrivain. Un pari d’autant plus impossible que l’enseignement du kurde a été criminalisé. Murat Özyasar résume : « Parce qu’il a été interdit, le kurde n’est pas un kurde correct. Le turc non plus n’est pas correct, car ceux qui vivent dans la région ne sont pas turcs. Au final, la langue parlée est boiteuse. »

Syllabe manquante

Cette langue différente, avec une jambe plus courte que l’autre, est justement ce qui le fascine. Özyasar a beau écrire en turc, il est si familier de ce parler étrange qu’il se l’est approprié dans ses textes. « Avoir deux langues est un avantage pour l’écrivain, aime-t-il à souligner. Cela permet de fabriquer une langue littéraire inédite. » Une langue où l’on dit « le monde est froid » au lieu de « il fait froid », où des syllabes se perdent et des mots changent de sens. Au lieu de dire : « Je me suis retrouvée sans personne » (en turc « kimsesiz kaldim »), l’aïeule kurde Dünya Ana, témoin d’une révolte matée dans le sang, à Dersim, en 1938, dit littéralement : « Je suis restée sans qui » (« kimsiz kaldim »). La syllabe manquante accentuant le malheur…

Remarquablement traduite par Sylvain Cavaillès, cette claudication linguistique donne une saveur rare à ces Histoires de Diyarbakir, la ville où la guerre, non contente d’avoir brisé les vies, aura aussi changé le sens des mots.